Y aura-t-il un « front républicain » au second tour des élections législatives pour faire barrage aux candidats du Rassemblement national ? Cela n’en prend pas vraiment le chemin, plusieurs figures du camp macroniste souhaitant mettre de côté les candidats de La France insoumise (LFI) malgré le risque très élevé de voir l’extrême droite obtenir la majorité absolue à l’Assemblée le 7 juillet. Un affaiblissement aussi visible sur les réseaux sociaux : dans une étude publiée dimanche 30 juin, et fondée sur l’analyse de millions de tweets, David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS, montre que, sous la pression de comptes influencés ou pilotés par la Russie, le front républicain a été considérablement affaibli sur X (ex-Twitter).
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Vous scrutez, au sein de votre laboratoire, les interactions politiques qui ont lieu quotidiennement sur le réseau social X. Qu’y avez-vous observé depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale ?
David Chavalarias Il y a eu, au cours de cette campagne des législatives, une reconfiguration brutale de l’espace politique sur X. Jusqu’alors, quand vous regardiez les relations entre les principaux comptes des différentes communautés politiques, ceux étiquetés à l’extrême droite apparaissaient isolés. Or, ce n’est plus du tout le cas ! Un vaste ensemble composé des comptes proches de Renaissance et du bloc de l’extrême droite s’est formé et c’est l’isolement de la communauté du Nouveau Front populaire (NFP) qui est désormais frappante. Comme le montre bien l’illustration ci-dessous, le « front républicain » n’existe déjà plus sur X. Pire, il s’est même inversé : le RN ne fait plus figure de repoussoir et c’est contre le RN qu’un barrage serait le moins susceptible de se former. A l’inverse, le Nouveau Front populaire semble être la force politique la plus exposée au barrage pour le second tour des législatives.
Les filaments représentent des échanges entre comptes X. La communauté du Nouveau Front populaire apparaît comme déconnectée de l’ensemble « d’en face », composé de Renaissance et du bloc des extrêmes droites. Cette configuration suggère qu’un éventuel partage de l’espace en deux camps lors d’un second tour séparerait les deux partis de gouvernement plutôt que de les unir contre l’extrême droite. Carte calculée sur la période du 10 au 27 juin 2024. (ISC-PIF/CLIMATOSCOPE)
Comment expliquez-vous ce bouleversement ?
Cette inversion du front républicain est un piège que nous tend Vladimir Poutine : elle est pour partie le résultat des tentatives quasi quotidiennes de déstabilisation menées par le régime russe sur les terrains tant numérique que physique. Diffusion de fausses informations, création de milliers de robots sur les réseaux sociaux pour introduire ou amplifier certains messages… Depuis des années, le Kremlin s’emploie à amplifier les fractures françaises de façon à ce que les partis de gouvernement se détestent au point de ne plus pouvoir faire « front républicain ». Ces opérations ne sont pas nouvelles, mais elles se sont diversifiées et amplifiées ces derniers mois.
Ce n’est pas une surprise : en février, Dmitri Medvedev, le vice-président du Conseil de Sécurité russe, déclarait sur Telegram que la Russie ferait tout son possible pour soutenir « ouvertement et secrètement » les « partis antisystèmes » dans les pays occidentaux, dans le but de les aider à accéder au pouvoir. Il y a une véritable convergence d’intérêts entre le régime de Vladimir Poutine et l’extrême droite française.
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A quoi ressemblent, très concrètement, ces opérations de déstabilisation ?
Ces actions exploitent toutes les failles de la société française mais, depuis les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre, beaucoup visent à instrumentaliser le conflit israélo-palestinien et la montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie en radicalisant les différents camps. Pour y parvenir, le Kremlin s’efforce par exemple d’amplifier la perception des horreurs de Gaza auprès de la communauté LFI afin qu’elle impose le cadre du conflit israélo-palestinien comme toile de fond de la campagne électorale. En corrolaire, la montée d’attitudes hostiles envers l’islam est également mise en avant.
Ainsi, le compte anonyme alias @FRN (nom modifié) est un rouage important de cette stratégie. Il publie des vidéos très anxiogènes, ultraviolentes, pour pousser LFI à aller toujours plus loin sur le sujet. Or, ce n’est pas n’importe quel compte : depuis qu’il a été créé en 2020, il a relayé tous les éléments de propagande du Kremlin dans des vidéos soigneusement éditées, que ce soit sur les vaccins ou la guerre en Ukraine. Surtout, c’est un compte qui bénéficie d’une visibilité très importante : il a une empreinte numériquequi le place entre Jean-Luc Mélenchon et Kylian Mbappé. Entre le 10 et le 27 juin, donc pendant la campagne des législatives, il a fait partie des dix comptes cumulant le plus grand nombre de retweets !
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Quels messages sont adressés aux autres communautés politiques pour les « radicaliser » ?
Les comptes Renaissance, mais aussi les communautés juives traumatisées par le 7 octobre, sont matraqués par le narratif « islamo-gauchisme » et l’équivalence « Nouveau Front populaire = LFI », donc « NFP = LFI = islamo-gauchisme ». Ces communautés politiques sont par ailleurs prises à partie par de faux comptes prônant l’islam politique. Ceci a pour objectif d’incarner la menace islamiste, de lui donner corps, afin de faire peur. Pour raviver les tensions communautaires en France, le Kremlin n’hésite pas non plus à mener aussi des actions sur le terrain, comme l’ont montré les tags de l’étoile de David peints sur les murs de Paris et les tags de « mains rouges » retrouvés sur le Mémorial de la Shoah, qui ont ensuite suscité beaucoup de tensions sur les réseaux sociaux. Ces actions avaient pour objectif d’amplifier la perception de la montée de l’antisémitisme.
Le conflit israélo-palestinien est pour le régime de Vladimir Poutine une véritable aubaine. Il se sert du pathos des personnes préoccupées par le sort des Palestiniens et la montée de l’islamophobie et de celui des personnes préoccupées par le sort des Israéliens et la montée de l’antisémitisme en poussant chaque camp à surréagir. Ce qui provoque un emballement et rend ensuite les différentes parties irréconciliables. En théorie, rien n’interdit que ces deux sphères puissent se recouvrir : on peut tout à fait militer contre les horreurs commises par le Hamas et le gouvernement de Netanyahou, et contre la montée de l’antisémitisme et des attitudes hostiles envers l’islam en France. Mais comme le montre l’illustration ci-dessous, il n’y a en pratique presque aucun recouvrement au niveau des militants politiques sur X.
Colorisation selon la sphère d’influence du compte @FRN (en rouge) et des comptes préoccupés par la montée de l’antisémitisme en France et les actes terroristes du Hamas (en bleu). Carte calculée sur la période du 10 au 27 juin 2024. (ISC-PIF/CLIMATOSCOPE)
Faut-il s’attendre à ce que cette campagne de déstabilisation s’intensifie encore dans les prochains jours ?
Oui, il ne fait aucun doute qu’un torrent de désinformation va continuer à se déverser jusqu’au second tour de ces législatives dans le but d’inverser totalement le front républicain et de faire en sorte que des électeurs se réclamant de partis de gouvernement s’abstiennent, voire donnent leur voix à l’extrême droite. La réticence de plusieurs candidats et figures du camp macroniste à faire barrage au RN montre combien la stratégie de la polarisation, alimentée par les tentatives de destabilisation du régime russe, a déjà fait des dégâts considérables.
Pour Vladimir Poutine, l’enjeu de ces législatives est énorme. En favorisant la victoire du RN, il s’assure que la position de la France à son égard, aujourd’hui hostile, sera bientôt assouplie. Mais en menant ce travail de sape qui vise à déstructurer la société française, son but est encore plus ambitieux : détruire de l’intérieur, et sans que la population française en ait conscience, notre démocratie en poussant les électeurs à voter en faveur d’un régime politique plus autoritaire. N’oublions jamais que les pays comme la Chine et la Russie voient les démocraties occidentales comme un risque existentiel car suceptible de donner le goût pour la liberté à leur population. Il est d’ailleurs regrettable de constater que nous continuons à faire preuve d’une réelle naïveté face à ce genre d’opérations de déstabilisation.
BIO EXPRESS
David Chavalarias est directeur de recherche CNRS au Centre d’Analyse et de Mathématique sociales (Cams) et directeur de l’Institut des Systèmes complexes de Paris Ile-de-France. Il est l’auteur de « Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions » (Flammarion, 2022), disponible en version poche dans la collection Champs.